• Mirsayid Sultan Galiev est un personnage de l'histoire soviétique auquel je dirais que j'ai un rapport ambivalent, d'"unité et lutte", de sympathie et à la fois de critique.Déjà, il faut rappeler en préambule qu'il était un militant et intellectuel révolutionnaire relativement JEUNE : l'essentiel de son activisme, qui lui a valu sa condamnation par le jeune pouvoir soviétique, s'est déroulé entre ses 30 et 35 ans. À la même époque, Lénine mourait à l'âge de 54 ans et Staline accédait au pouvoir à pratiquement 45, si cela permet de situer.
    Attaché comme - disons-le sans détour - tout révolutionnaire doit l'être à son peuple et à sa culture ; il a clairement soulevé des questions de toute première importance, auxquelles la direction soviétique, comme c'était malheureusement trop souvent son habitude, a tendu à répondre par l'anathème et la répression, plutôt que par le développement d'une véritable contre-argumentation politique face aux réponses éventuellement erronées qu'il y apportait.
    Il faut signaler aussi que tant que Lénine, dont les positions sur la question nationale (en particulier de 1915-16 jusqu'à ses derniers écrits avant sa mort) sont notre socle théorique absolu en la matière, était en vie, il bénéficiait d'une relative bienveillance et protection de sa part : dont acte.
    Après, de ce que j'ai pu en lire ; car une réalité aussi est qu'il a laissé relativement peu d'écrits, et pour la plupart disponibles uniquement en russe ou en turc ; ses thèses restaient tout de même relativement peu "cousues", on va dire, même si elles pouvaient effectivement parfois préfigurer ce qui deviendra la conception marxiste-léniniste "de base" du "front uni" de 4 classes (ouvriers, paysans, petite bourgeoisie et éléments progressistes de la moyenne bourgeoisie nationale) dans la lutte anticoloniale et anti-impérialiste. On dira ; comme d'ailleurs lui-même l'affirme dans son "audition" par le GPU en 1928 ; qu'elles étaient largement "en élaboration" et n'ont jamais pu être consolidées et parachevées.
    J'ai pu trouver quelques textes en anglais ici : https://cosmonaut.blog/tag/sultan-galiev/ ; en dehors de la sentence de son dernier procès le condamnant à mort en 1939, qui ne présente pas un grand intérêt, la retranscription de son "audition" par le GPU en 1928, et un texte théorique de sa main saisi par le NKVD lors d'une ultérieure arrestation, donnent un aperçu assez éclairant de sa pensée.
    Il y a comme je l'ai déjà dit des choses très sensées et de vraies questions soulevées ; quant aux problématiques que devait évidemment soulever la transformation "en bloc" d'un Empire colonial, l'Empire tsariste, en Union de républiques socialistes, dans les rapports économiques et sociaux entre les peuples, et politiques entre les avant-gardes de ces peuples...
    C'est notamment, j'ai déjà eu l'occasion de le dire, par rapport à ce type de problématiques que je prône une Union soviétique (ou à la rigueur un Comecon) D'EUROPE et que je ne suis personnellement pas favorable, lorsque des camarades le proposent, à une Union d'"Europe et Méditerranée" (avec l'Afrique du Nord, le Proche-Orient etc.) par exemple.
    Peut-être effectivement (ça m'a déjà traversé l'esprit) que, de même que la Mongolie après sa révolution de 1921 est devenue et toujours restée une république populaire INDÉPENDANTE (non membre de l'URSS), il aurait peut-être dû en être de même avec l'Asie centrale voire le Caucase, sous forme de républiques ou unions de républiques soviétiques alliées mais indépendantes de l'Union slave ; ou en tout cas que leur souveraineté sur leur propre gestion, la défense de leur réalité nationale et la korenizatsiya ("indigénisation") de leurs directions politiques (politique qui a effectivement existé jusqu'au milieu voire à la fin des années 30) auraient pu et dû être mieux garanties au sein de l'Union, etc.
    Je ne comprends pas très bien, en revanche, le concept de "dictature des colonies sur les métropoles" ; et d'ailleurs lui-même rapporte (dans son interrogatoire par le GPU) que tous les dirigeants communistes tatars avec qui il s'en est entretenu (Validov, Budayli, Mukhtarov), et qui pour certains avaient déjà ou auront par la suite des démêlées avec la direction soviétique pour "nationalisme bourgeois", ont globalement rejeté ce point de ses thèses.
    Point qui semble en effet reposer sur une certaine confusion conceptuelle : LUTTE de libération des colonies contre les métropoles qui les oppriment, oui bien sûr, mille fois oui, et l'histoire depuis l'époque en a offert 100 exemples ; mais la DICTATURE en revanche est quelque chose qu'il semble difficile de concevoir hors d'une MÊME UNITÉ POLITIQUE...
    Si bien que de deux (ou plutôt trois) choses l'une :
    - soit il envisageait, de manière assez utopique, un État socialiste MONDIAL ; dans lequel donc s'exercerait cette dictature des peuples anciennement colonisés sur les anciennes métropoles impérialistes : cette idée, présente y compris dans des écrits pré-révolutionnaires de Lénine, de révolution mondiale submergeant rapidement toute la planète avait pourtant largement été abandonnée, devant l'évidence des faits, dans les années 20 ;
    - soit... il ne souhaitait PAS l'indépendance des colonies et autres nations opprimées, le démantèlement des Empires coloniaux et grands États oppresseurs ; mais leur maintien, pour que puisse s'y exercer, dans une sorte d'"inversion des rôles", cette dictature ;
    - soit, troisième possibilité, il avait une compréhension passablement confuse et erronée de la notion marxiste de dictature.
    De fait, quoi qu'il en soit, cette conception que lui seul (encore une fois) semble avoir défendue en son temps peut sembler préfigurer le "maximalisme" de type "postmoderne" sur les questions anti-impérialistes/coloniales/raciales, que l'on peut parfois rencontrer aujourd'hui ; faisant non pas des seules BOURGEOISIES (et, rappelons-le, de leurs valets/collabos dans les pays dominés) mais des PEUPLES des métropoles impérialistes dans leur entier, y compris les communistes et révolutionnaires, des ennemis "ultimes" et inconciliables jusqu'au bout dans une sorte de "lutte mondiale des nations" ; et non des masses aliénées par des siècles de chauvinisme impérial institutionnel (oui, 100 fois oui) auxquelles il faut "botter le derrière" PAR LA LUTTE (en effet, oui !) des peuples opprimés, pour les ÉDUQUER POLITIQUEMENT (et ce, Y COMPRIS en effet la majeure partie des "gauches" et même des communistes, c'est un fait tout comme était un fait, d'autant moins contestable qu'il était reconnu et dénoncé par Lénine lui-même, le comportement colonial-"civilisateur" de beaucoup de bolchéviks russes dans les républiques "allogènes") et les "pousser" dans le sens d'une lutte COMMUNE des peuples contre la dictature mondiale des monopoles financiers (impérialistes), au lieu d'être les petits soldats "heureux" (dans leur illusoire "privilège") de la domination de ces monopoles sur les peuples colonisés.
    C'est évidemment la seconde conception, je l'assume, qui est la mienne, et globalement celle de tous les communistes conséquents et non sociaux-chauvins (ces derniers étant hélas nombreux, c'est vrai). Celle de Sultan Galiev ne se plaçait pas vraiment, si l'on veut employer une terminologie PIRienne, dans une perspective finale d'"amour révolutionnaire des beaufs et des barbares".
    Même la conception du maréchal Lin Piao (que j'ai tendance à défendre personnellement, comme grand révolutionnaire et anti-impérialiste), faisant de la révolution à l'échelle mondiale un "décalque" de ce qu'il s'était passé en Chine, les pays dominés du Sud global étant les "campagnes mondiales" qui doivent encercler les "villes"-métropoles impérialistes, ne revenait nullement à dire qu'il n'y avait pas dans ces métropoles (comme dans les villes chinoises) un prolétariat qui une fois "encerclées" devait y mener une révolution contre la bourgeoisie, mais qu'elles devaient au contraire être écrasées "en bloc" par la révolution des peuples dominés.
    D'autres conceptions, et bonnes questions soulevées par Sultan Galiev se retrouveront par contre, c'est un fait, dans le marxisme-léninisme "perfectionné" ultérieur, après la Seconde Guerre mondiale, en particulier dans le contexte des luttes de libération anticoloniales/anti-impérialistes et notamment dans les pays musulman. Il dit d'ailleurs lui-même (encore dans sa "déposition" au GPU) que déjà à son époque, il avait pu parfois avoir l'impression que le Parti évoluait finalement vers ses positions, et se demander alors si son combat avait encore un sens (et c'était effectivement le cas, montrant que le Parti soviétique n'était absolument pas un "monolithe" comme le prétend la propagande bourgeoise, mais était au contraire TRAVERSÉ de lignes contradictoires sur des questions comme celle-là - c'est à dire en définitive, la question de savoir si l'URSS devait d'abord rechercher l'appui des classes ouvrières occidentales, ou au contraire des peuples colonisés ; de QUI de ceux-ci ou celles-là étaient la VRAIE FORCE MOTRICE essentielle pour "pousser" le reste de l'humanité vers la révolution planétaire).
    Cela aurait alors été, plutôt que son engagement "vif" dans ce débat, son attitude "fantasque" et "fractionniste" (agissant beaucoup "dans le dos" du Parti, y compris des cadres tatars eux-mêmes) qui lui était réellement reprochée ? À voir...
    Après cette arrestation de 1928, condamné à mort en 1930 mais cette peine finalement commuée en emprisonnement (preuve encore une fois, sans doute, des lourdes contradictions qui traversaient la direction soviétique sur son "cas") ; libéré, sans être pour autant réhabilité ni réintégré en 1934 ; la psychose qui s'empare jusqu'au plus haut niveau de l'appareil à l'approche de la guerre d'extermination que Hitler a promis à la Patrie du Socialisme, vis-à-vis des "complots" oppositionnels et aussi des "nationalismes bourgeois" qui pourraient lui servir de "5e colonne", conduit à nouveau à son arrestation en 1938 ou 39, sa condamnation et cette fois son exécution au début de 1940 (cette relative certitude sur son sort n'existe que depuis l'ouverture des archives du NKVD dans les années 90, la plus grande incertitude régnait auparavant, certains affirmant même qu'il était toujours vivant, relégué au rang de simple citoyen, dans les années 50).
    Il fait aujourd'hui relativement consensus, parmi les marxistes-léninistes opposés au "rapport" Khrouchtchev et au révisionnisme subséquent, notamment sur la base des écrits de Mao et des communistes chinois sur l'épisode, qu'un très grand nombre de personnes exécutées ou déportées et mortes au goulag à cette époque n'auraient jamais dû l'être. Même Grover Furr et son principal inspirateur l'historien russe Youri Joukov ne défendent pas l'idée que des centaines de milliers de personnes étaient effectivement coupables de crimes méritant la mort ; tâchant simplement de réduire au maximum la responsabilité de Staline et son cercle le plus proche dans l'affaire, voire de faire d'une volonté de démocratisation du régime de leur part la victime de la manœuvre (sujet qui mérite d'être creusé, mais ce sera pour une autre fois*).
    Il est même largement, bien qu'implicitement admis que cette période dite des "Grandes Purges" ou "Grande Terreur" ("Prairial soviétique" en quelque sorte) a été la "forge" de pratiquement tout l'appareil du Thermidor khrouchtchévien qui allait triompher dans les années 1950 ; en mettant en quelque sorte "la balle dans la nuque", le "plus zélé chasseur d'ennemis du peuple" "au poste de commandement", au lieu de la recherche de la ligne révolutionnaire la plus juste sur les contradictions qui pouvaient traverser l'expérience socialiste.
    Mais il ne fait malheureusement aucun doute que le programme d'une "dictature" des peuples périphériques ex-colonisés SUR LE PEUPLE, communistes compris, de la métropole russe n'ait pu être reçu par ces derniers ; notamment tous ces secrétaires locaux et régionaux du Parti dont parlent Furr et Joukov, mais pas seulement ; qu'avec un effroi qui, combiné avec celui du "tiers d'exterminés, tiers réduit en esclavage et tiers aryanisé" promis aux Slaves par Hitler (Generalplan Ost), ne pouvait pas vraiment jouer en sa faveur et guère que conduire à ce tragique dénouement.

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